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Politique Industrielle Européenne de l'Armement

 

 

CONFERENCE DE GERARD LEPEUPLE

 

Maison des Associations de Neuilly sur Seine, le 12 mars 2015

La sécurité de l’Europe, dans un contexte d’aggravation et de multiplication des conflits, lui impose d’accroître sa capacité à se défendre et de disposer en Europe d'un outil industriel adapté aux nouvelles exigences de défense et de sécurité. Pour cela, il faut se doter d'une politique industrielle. Mais l'Europe se heurte à des visions parfois opposées des différents acteurs, à des intérêts divergents et à des ambitions incompatibles. Les spécificités de l’industrie de défense imposent des règles particulières ; les Etats disposent de moyens pour agir, mais de nombreux écueils sont à éviter pour atteindre les objectifs visés.
L’industrie de défense est très spécifique ; par principe, elle ne travaille que pour son pays. En effet, l’exportation des matériels d'armements est interdite ; les autorisations ne sont que des exceptions à cette règle.
En France, Cette industrie réalise un chiffre d'affaires annuel de l'ordre de 15 G€ dont 1l3 à l’exportation. Elle représente 28 % de |’ensemble de l’industrie européenne de défense. Elle emploie directement environ 80 000 personnes et s'appuie sur un très large panel de PME en sous-traitance. Au total ce sont près de 300 000 emplois industriels qui dépendent de la défense.
En plus de son importance pour la défense, cette industrie présente de nombreux atouts :

- de très haute technologie, elle investit très lourdement dans la recherche et le développement (entre 15 % et 30 % de leur chiffre) ;

- elle irrigue profondément le milieu de la recherche ;

- elle ouvre largement ses portes aux doctorants et post doctorants ;

- elle apporte son concours au système de formation (stages, cours dans des écoles, tutorats pour des travaux personnels ...).

Cette industrie, par essence, conserve ses emplois en France et délocalisé très peu. La dualité (présence à la fois sur les marchés militaires et civils) d’une bonne partie de l’industrie de défense, est un autre atout important à exploiter en soutenant aussi les applications ou recherches duales. Si la France et l’Europe ont une industrie aéronautique et spatiale c'est en grande partie grâce aux investissements consentis dans ces années 60/70 au travers des programmes militaires.Le retour sur investissement est important, en termes d’emplois, de taxes, d'impôts sur les sociétés et les revenus, de balance commerciale, et même d’économies directes…L’industrie mondiale de la défense est largement dominée par celle des USA ; sur les onze premiers groupes de défense mondiaux, sept sont américains et quatre européens, et le chiffre d’affaires américain dans ce secteur est dix fois plus élevé.
Et pourtant, l’Europe a une population de 55 % plus importante que celle des Etats—Unis, des effectifs de défense supérieurs de 13 %, un PIB similaire mais un budget de défense inférieur de 60 % ! Les Américains achètent en Europe 1% de leurs besoins et les Européens achètent aux USA 30 % des leurs. 
La conduite des opérations militaires nécessite de plus en plus des armements offrant une nette supériorité par rapport à ceux qui pourraient leur être opposés. C'est pourquoi ils font appel à des technologies de pointe. L'accès à ces technologies et leur maîtrise résultent d'investissements lourds et continus, principalement à la charge des Etats puisque les armements ne peuvent être vendus qu'à des Etats.
Les matériels restent en service de très longues années, de 20 à 30 voire 40 ans, avant d’être remplacés ; ils doivent faire l’objet d’améliorations régulières pour conserver leur disponibilité et offrir toujours la supériorité recherchée. 
L’efficacité des armements permet de réduire les quantités produites. Le marché européen, largement ouvert aux matériels américains, ne peut plus, seul, faire vivre dans la durée les sociétés d'armement européennes ; pour elles, il est devenu vital de trouver d'autres marchés et donc d'exporter, en accord avec les Etats.
Les Etats ne peuvent donc se désintéresser du devenir de leur industrie d’armement. Ils doivent définir et mener une politique qui permette d’accroitre les compétences, de préserver l’autonomie de décision et d’action, et d'améliorer la compétitivité des entreprises. La compétence est nécessaire pour maîtriser les technologies et mettre au point les systèmes d’armes dont les armées ont besoin. Cette compétence est difficile à acquérir, rapide à perdre. Elle suppose la continuité dans les efforts de recherche et, surtout, elle nécessite d’éviter tout gaspillage dans les investissements, toute dispersion inutile de savoir-faire. Il convient de créer en Europe des centres de compétence dans chacun des domaines techniques et de faire progresser leurs savoir-faire. 
Cette compétence doit couvrir tous les domaines jugés stratégiques, sans lacune.
Lesdits domaines doivent être définis. Chaque pays se doit de préciser ce qu’il veut toujours pouvoir faire seul et ce qu’il accepte de déléguer à d'autres. Chaque pays se doit de préciser ce qu’il veut conserver en autonomie, ce qu’il peut acquérir en Europe, et ce qui est ouvert à la compétition mondiale. Il est vital que cette vision globale s’élabore rapidement et de façon concertée entre les pays européens, et avec les industriels. Il est tout aussi vital que la France en particulier n’affiche pas son point de vue avant ses partenaires pour éviter d’affaiblir sa position dans des négociations qui seront délicates à mener.
L’autonomie et l’indépendance sont deux aspects fondamentaux de la politique industrielle. Il s’agit de savoir si les gouvernements peuvent admettre de ne pas garantir la sécurité de leurs approvisionnements ; s'ils peuvent accepter d’être contraints dans l'utilisation de leurs matériels; s’ils peuvent tolérer de n’avoir aucun réel contrôle sur les évolutions des matériels acquis hors Europe.
La compétitivité est essentielle pour que les matériels restent accessibles aux budgets européens. Elle l’est également pour que l’industrie européenne gagne des marchés à l’exportation, indispensables à leur économie et à leur compétitivité.
Pour mener une politique industrielle efficace, les responsables étatiques disposent au moins de deux moyens privilégiés, les budgets et programmes, et les réglementations. La première façon de peser sur la politique industrielle est au travers des investissements, et tout particulièrement de ceux effectués en matière de technologie. Les investissements dans ce domaine constituent une forme discrète de quasi-présélection des entreprises industrielles considérées comme acteurs qui comptent.
Les grands programmes peuvent être structurants. Il est plus facile de procéder à des regroupements et à des rationalisations lorsque l’activité est suffisante, et que de nouveaux projets existent. Mais de grands programmes en coopération ne se traduisent pas nécessairement par des restructurations ; il peut aussi y avoir des alliances pérennes.
Les textes et réglementation sont de trois types :

Ce sont tout d’abord les textes qui autorisent ou limitent la constitution de sociétés européennes (statut de société   européenne, échanges intracommunautaires, ...) ;

Ce sont aussi d'autres types de réglementations ou d’accords tels que le code de conduite, les codes de marché et clauses administratives types, l’acceptation de dépendance mutuelle entre les Européens,

C’est enfin une forme de contrôle de la chaîne des fournisseurs des maîtres d’œuvre afin que les choix effectués à ce niveau satisfassent la vision globale de politique industrielle.

Les écueils sont encore trop nombreux.
Le premier d'entre eux est lié à « |’injuste » retour géographique. Cette règle, imposée par des Etats qui cherchent en priorité à récupérer du savoir-faire rapidement et à bon marché, conduit à une désorganisation des compétences industrielles. De plus, il est des pays qui préfèrent coopérer avec les USA plutôt qu'entre Européens. Ces pays vantent les mérites de ces coopérations avec les Etats-Unis et les transferts de technologie associés. Cette vision est d’abord un leurre, les Américains ne pratiquant guère de transfert de technologie avancée ; c’est ensuite une vassalisation, compte tenu des règles qui donnent un contrôle total des Américains sur l’utilisation de ces technologies; c’est enfin une grave erreur qui détourne de l'argent européen vers des programmes résolument américains.
Le deuxième écueil est lié au traitement des droits de propriété intellectuelle qui, mal utilisé, conduit à une dispersion des savoir-faire au lieu de créer des centres de compétence. Ce pourrait être la meilleure solution pour obliger les gouvernements à dépasser la notion d’entreprise nationale et à dépendre de sources européennes. Ainsi peut naître l'interdépendance nécessaire à la construction d’une Europe unie et solidaire.
Le troisième écueil est lié aux différences de soutien dont peuvent bénéficier les entreprises industrielles, différences qui distordent les compétitions lorsqu'il peut y en avoir.
Le quatrième écueil est lié aux investissements industriels pour les programmes en coopération qui n’évitent pas toujours les duplications de moyens, sans besoin avéré, et donc les gaspillages.
Le cinquième écueil est lié à la pérennité des organisations ad hoc adoptées entre industriels du même secteur, dans les premières phases (développement et production) des travaux de défense. Elles sont la base des centres de compétence évoqués plus haut, mais parfois mises à mal sitôt ces phases achevées.
Selon cette politique, on devrait assister progressivement à la constitution de centres de compétences, donc de quasi-monopoles en Europe, limitant, pour ne pas dire interdisant, de mener des compétitions entre Européens. Mais les compétitions existeront toujours au niveau mondial, permettant d'être un bon stimulateur pour l'innovation et la compétitivité.
En Europe, en revanche, il faudra construire des partenariats entre les Etats et l'industrie, dont le premier avantage sera de mieux préparer l’avenir et surtout de faciliter les négociations afin de cerner et partager les risques inhérents à toute novation, dans un mode incitatif.

En conclusion, il n'y a pas d’ambition politique sans défense.

Il n'y pas de défense sans industrie de même nom.

Il n’y a pas d'industrie de défense sans politique correspondante.

Il faut une politique industrielle. 

Elle doit être européenne, destinée à créer des centres de compétences, sans redondance si possible.

Cette vision doit être partagée par tous, les Etats et l'industrie, 

Elle doit être construite en partenariat Etats / Industrie.

Elle doit s’inscrire dans la durée.

Les Etats doivent prendre les mesures qui s’imposent à leur niveau (budgets, règlements, abandon du retour géographique, protection des savoir-faire à travers les réglementations liées aux droits de propriété intellectuelle, ...) pour créer l’environnement favorable et laisser le soin aux industriels de s'organiser en conséquence.

 

compte rendu de conférence